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BLOG: Et si on mettant l’argent en quarantaine pendant la crise du COVID-19 ?

Par Jamelino Akogbeto, Spécialiste des services financiers numériques, ADFI.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, quelques décennies se sont déjà écoulées mais je n’ai pas souvenance d’une crise aussi rapide, globale et destructrice que celle du coronavirus, pandémie désignée sous l’acronyme COVID-19. Au moment où j’écris ce blog, près de 2 600 000 cas sont recensés à travers le monde, dont plus de 185 000 décès . A ce jour, l’évolution de la situation s’avère dramatique et inquiétante à bien des égards, notamment pour les pays en développement. Toutefois, je n’ai pas la prétention de vous entretenir sur les dégâts directs et indirects causés par ce virus ; des milliers de spécialistes le font déjà si bien à travers différents canaux d’information pour sensibiliser les uns et les autres sur ses manifestations et surtout sur les comportements responsables à adopter pour annihiler tous les risques de contamination.

Intéressons-nous par contre aux dommages collatéraux de cette pandémie. En effet, 2,6 milliards de personnes sont aujourd’hui confinées et nous pourrions progressivement tendre vers une situation de confinement général, partout dans le monde. Ce confinement, voulu ou non, a d’énormes conséquences sur l’économie. Presque partout, des commerces sont fermés, des entreprises fonctionnent avec un service minimum, les employés sont en mode de télétravail, les voyages et les livraisons de marchandises annulés, les événements reportés sine die. Selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), plus de 25 millions d’emplois pourraient être perdus à court terme et les pertes réelles ainsi que le manque à gagner pourraient se situer entre 860 et 3 400 milliards de dollars d’ici la fin de l’année 2020. Il ne s’agit donc plus seulement d’une crise sanitaire mondiale mais d’une crise économique majeure. Elle va même au-delà de la vie économique: le sport, la culture, la politique, le social, et même la religion sont sévèrement impactés par la pandémie. L’humanité tout entière est maintenant tournée vers la recherche de solutions visant à stopper la progression du COVID-19 ; et elle s’est surtout arcboutée à l’essentiel : survivre!

Je vous invite à revisiter avec moi quelques bouleversements économiques engendrés par cette crise en Afrique de l’Ouest. La pandémie du COVID-19 a significativement impacté les flux de paiements, les canaux de transaction utilisés par les populations et mis en lumière la nécessité désormais de recourir à d’autres alternatives dans nos habitudes de paiement.

Pour faire face à cette crise et se conformer aux décisions prises par les pouvoirs publics, les supermarchés, ont dû eux aussi prendre certaines mesures : horaires d’ouverture plus courts, distance d’un mètre à respecter entre les clients, cycle de restockage plus rapide, paiement par carte ou mobile money encouragé. Dans une région où la culture du paiement en espèces est très forte, comment motiver les clients à recourir à de nouveaux moyens de paiement? Par ailleurs, alors qu’une distance d’un mètre est exigée, comment le client peut-il concrètement payer en espèces sans amplifier les risques de contamination et de propagation du virus? Comment contenir la propagation du virus si les espèces continuent d’être échangées, sachant que le virus peut survivre jusqu’à 12h sur du papier, donc sur les billets de banque? Et surtout, vu qu’un confinement général semble inéluctable dans les semaines à venir, comment les échanges commerciaux pour les services d’urgence vont-ils être organisés?

Si le paiement digital, notamment par mobile money, est aujourd’hui perçu comme une alternative sûre, il n’en demeure pas moins que son adoption généralisée reste problématique. En effet, en dépit de l’avancée fulgurante du mobile money, le paiement via (téléphone) mobile peine à s’imposer comme le principal moyen de paiement sur le continent africain. Des mesures immédiates ont été prises par certaines banques centrales afin d’encourager les populations dans ce sens, notamment en relevant le seuil des transactions et en annulant les frais sur les transactions de petits montants.

Je crains toutefois que cela ne soit pas suffisant pour favoriser un basculement effectif et général des populations vers le paiement mobile dans la zone UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine). Cette Union regroupant 8 pays (le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’ivoire, la Guinée Bissau, le Niger, le Sénégal et le Togo) où vivent plus de 120 millions d’âmes, a observé un essor fulgurant en matière d’adoption du mobile money ces dernières années. Toutefois, le paiement mobile, bien qu’en croissance, n’a pas connu le même sort que les transferts d’argent. A titre d’exemple, en 2018, sur l’ensemble de la zone, 23 533 milliards de FCFA (environ 40 milliards de dollars) ont été échangés via mobile money alors que seulement 1 117 milliards CFA (moins de 2 milliards de dollars) concernaient les paiements commerciaux utilisant le canal du mobile money. S’il faut reconnaître une avancée du paiement mobile en 2018 avec un triplement de la valeur des transactions par rapport à l’année précédente, il faut toutefois observer que la culture du cash est toujours forte dans la région, en dépit des efforts fournis par les opérateurs et les autres parties prenantes du secteur pour motiver les clients à régler leurs transactions commerciales via (téléphone) mobile. Comme ce fut le cas du paiement par cartes, le paiement via mobile n’a pas rencontré une grande adhésion pour diverses raisons que j’énumère ci-dessous brièvement:

  1. Le business model n’est pas attrayant pour le marchand. Comme pour le paiement par cartes, ce dernier supporte les coûts de transactions (entre 0.5% et 1.5%) mais reste dubitatif sur les avantages concrets qui lui sont annoncés : sécurité et gestion de la petite monnaie.

  2. Du point de vue du client, il n’y a pas de forte valeur ajoutée associée au paiement à distance, contrairement au paiement face-à-face. Hormis des cas comme le paiement à distance de factures d’électricité ou d’eau par mobile money, l’avantage général du paiement à distance sur le paiement face-à-face n’a pas été explicitement démontré dans cette région. Les propositions de valeur mises en avant pour les paiements à distance, telles que la sécurité et la gestion de la petite monnaie, comme l’ont révélé quelques études de marché centrées sur le client, ne sont guère déterminantes.

  3. L’expérience-client de paiement par mobile est parfois désastreuse et donc décourageante pour le client. Les problèmes techniques et réclamations faisant suite à des paiements litigieux, peuvent être récurrents, tout en affectant négativement la qualité du service fourni au client, et donc la confiance de ce dernier.

Cependant, malgré toutes déficiences susmentionnées et surtout face à la crise actuelle, le paiement mobile semble aujourd’hui et plus que jamais un moyen de transaction à encourager. Ce canal numérique de paiement limiterait ainsi les risques de propagation du COVID-19, dans des pays en développement où l’économie informelle est prédominante et quasi-exclusivement basée sur les paiements en espèces. Pour en faciliter l’adoption, je voudrais proposer la mise en quarantaine de la monnaie fiduciaire (les billets de banque et les pièces de monnaie) pendant cette crise. Pour ce faire, il faudrait:

  • Limiter ou encadrer les dépôts d’agent (cash-in) sur les comptes de mobile money auprès des agents et promouvoir le wallet-to-wallet (transactions entre comptes de mobile money), le bank-to-wallet (transactions entre compte bancaire et compte de mobile money) et les transactions P2P (transfert de personne à personne via mobile) pour alimenter les comptes électroniques des clients. Ces transactions seront également gratuites durant la période de crise sanitaire afin d’en encourager significativement l’usage;

  • Annuler tous les frais sur les transactions marchandes via mobile money. Les transactions seront donc gratuites autant pour le client que pour l’accepteur;

  • Rendre obligatoire le paiement par virement, par chèque, par carte ou par mobile pour toutes les transactions. A cet effet, prendre les mesures pour que tous les marchands soient enregistrés comme des accepteurs de solutions digitales et équipés à cet effet;

  • Dans le secteur informel, notamment dans les marchés, ce type de transactions pourrait être effectué par transfert P2P sans frais comme suggéré supra;

  • Encourager le commerce électronique (l’e-commerce) afin que des applications et des sites Web déjà opérationnels, soient promus pour le paiement de biens et services sans déplacement physique des clients ni circulation d’espèces;

  • Enfin, promouvoir les paiements de salaire et autres allocations par mobile money aussi bien pour le secteur public que pour le secteur privé, surtout pour les bénéficiaires non bancarisés.

Au regard de la gravité de la crise sanitaire actuelle engendrée par le COVID-19, et en raison de l’incertitude temporelle liée aux futurs développements de la pandémie, la prise de dispositions légales urgentes s’avère donc nécessaire à l’échelle des décideurs politiques, des régulateurs du secteur financier régional et des acteurs du secteur privé (formel et informel) pour s’assurer de la mise en œuvre effective de ces mesures.

Quid de la gestion post-crise ? Le prochain défi à mon sens serait de perpétuer les acquis des transactions cashless dans les habitudes des ménages, des administrations publiques et des acteurs du secteur privé. La solution passera certainement par la mise en place d’un écosystème de paiement aussi large que dynamique, transcendant ainsi les frontières nationales en vue de la construction d’un marché sous-régional et transfrontalier du mobile money, à l’instar des efforts déjà déployés par le Groupement interbancaire monétique de l’UEMOA (GIM-UEMOA), qui contribuent déjà à interconnecter plus de 100 établissements financiers dans la région à travers leurs cartes électroniques de paiement. Cette proposition de solution fera l’objet d’un prochain blog que j’aurai le plaisir de partager avec vous, au sortir de la crise. En attendant, prenez soin de vous!

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Jamelino est un professionnel de la Finance Digitale ayant plus de 17 années d’expérience dans les télécommunications, la finance et le conseil. Avant de rejoindre l’initiative ADFI (Facilité d’Inclusion Financière Numérique en Afrique) à la Banque Africaine de Développement, il a été Expert en Finance Digitale auprès de UNCDF (United Nations Capital Development Fund). A ce titre, il était en charge du développement de l’écosystème de la finance digitale au Bénin. Avant cela, il a successivement occupé les postes de chef projet Orange money au Mali, Chef Division Mobile Money (Etisalat Bénin) et chef de projet canaux de distribution alternatifs, financé par IFC/Mastercard Foundation pour Advans au Cameroun.

Jamelino est titulaire d’un MBA de l’Université Laval, Canada.

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